Parmi les nombreux mythes qui s’agrègent autour de l’innovation, l’un des plus vivaces est celui qui fait croire que l’innovation est créée par des visionnaires. Essentiellement ce n’est pas le cas et l’innovation va se créer une fois que ceux qui pensent voir le futur sont mis en échec et que d’autres approches sont prises.

Agir “dans un état de science fiction”

Pour essayer de le résumer, l’innovation se crée de façon régulière dans le décalage qu’il y a entre notre fantasme du futur et la réalité. Je vais me permettre de traduire une petite partie d’un blog récent de Warren Ellis, justement intitulé “How to see the future” qui va très précisément dans ce sens :

warren ellis
Marshall McLuhan disait dans les années soixante, quand le monde fantasmait sur des narrations du futur qui semblaient authentiques : “Nous regardons le présent dans un rétroviseur. Nous marchons en reculant vers le futur.” (…)
Vous ne pouvez pas voir le présent de façon claire à travers un rétroviseur. Il est en face de vous. Il est juste là. (…)
Le téléphone mobile le plus basique est en fait un outil de communication qui ridiculise tout ce qui provient de la science-fiction, toutes les montre-radios et communicateurs portables. Le capitaine Kirk devait régler son putain de communicateur et il ne pouvait même pas texter ou envoyer une photo à laquelle il pourrait coller un joli filtre Polaroid. La science fiction n’a pas vu le téléphone mobile arriver. Elle n’a certainement pas vu la fenêtre en verre brillante que la plupart d’entre nous trimballons avec nous, au travers de laquelle nous faisons arriver des choses extraordinaires en pointant du doigt comme des foutus magiciens.
Cela d’ailleurs, était ce que Steve Jobs voulait dire quand il déclarait que les iPads étaient magiques. La métaphore centrale est la magie. Et la magie peut sembler être une chose bizarre à évoquer ici, mais la magie et la fiction sont profondément liées, et vous êtes maintenant tous en train de participer à une séance de spiritisme pour le futur. Nous sommes en train de l’invoquer dans le présent. Il est là en ce moment même. Il est dans la pièce avec nous. Nous vivons dans le futur. (…)
Pour être un futuriste à la poursuite de l’amélioration de la réalité, il ne s’agit pas d’avoir votre regard continuellement tourné en amont, attendant le futur qui doit arriver. Pour améliorer la réalité il faut clairement situer où vous êtes, et se demander ensuite comment le rendre meilleur.
Agissez comme si vous viviez dans un État de Science Fiction. Agissez comme si vous pouviez faire de la magie et tenir des séances de spiritisme sur le futur et construire un régulateur de luminosité pour le ciel.
Agissez comme si vous viviez dans un endroit d’où vous pourriez marcher jusqu’à l’espace si vous le vouliez. Pensez grand. Et ensuite améliorez-le.

L’injonction finale est certes stimulante, mais bien délicate à suivre.

Quand je forme un public à ce qu’est l’innovation (si cela est réellement possible) il m’arrive assez souvent de citer les technologies qui étaient des marqueurs du futur dans les films de science-fiction dans les années 70-80. Toutes ces technologies existent aujourd’hui. Et elles partagent une double caractéristique : la promesse de base est respectée, mais la façon dont elle est mise en oeuvre est différente.

Le décalage des prédictions

Les exemples sont nombreux et même souvent récurrents. Si le communicateur universel de Star Trek est déjà cité par Warren Ellis, nous pourrions rajouter la guerre des machines vue dans Terminator, ou plus récemment dans Matrix, à cela :

Time Magazine Drones War Merkapt

Ou, les voitures volantes de Blade Runner et du Cinquième Elément, devenues cela :

Ryan Air

(J’ai l’habitude de préciser que nous n’avons pas eu les voitures, juste le bus volant).

Si vous doutez de tout cela il y a plusieurs façons de vous en convaincre. La première est de se référer à des gens très sérieux dont une grande partie du travail est d’intégrer les dernières évolutions technologiques et d’en produire des prédictions. Nous pouvons pour cela nous référer à Gartner et ses fameux “Hype Cycles”, que je traduis librement par “Cycle des engouements technologiques irraisonnés” :

Gartner Hype Cycle 2012

Pour comprendre cette courbe, il faut tout d’abord comprendre que ce travail compile les prédictions des experts les plus reconnus de chaque marché technologique (IT, biotechs, …) de façon à essayer d’anticiper quel est le moment où une technologie détectée en laboratoire, va pouvoir se propager et se banaliser dans un marché.

La nature bimodale de la courbe montre que cela ne marche jamais.

Cela en est même amusant, puisque le creux de cette courbe qui suit le “Pic des attentes irrationnelles” est la “Tranchée des désillusions”. C’est le moment où systématiquement, l’excitation irrationnelle de ceux qui ont pensé voir arriver une nouvelle technologie et ont évangélisé à outrance (les dits experts), finit par s’épuiser devant le désintérêt du marché et provoquer un abandon de leurs efforts. Ce n’est que dans un deuxième temps que de nouveaux acteurs commencent à lentement gravir la “Pente de l’illumination”. Ce sont eux, qui plus prudents, mais aussi plus pratiques, finissent par trouver les premiers débouchés technologiques et innover (au sens de “ils changent le marché”).

Ce que Gartner nous dit donc à la fin 2012, c’est que les sujets très à la mode de l’impression 3D, du paiement NFC, de la TV connecté, du BYOD pour le mobile en entreprise, etc… sont des sujets en trajectoire d’échec. La façon dont nous les imaginons aujourd’hui dans leur capacité à déboucher sur le marché pour le transformer, est erronée. Il faudra attendre une grosse fatigue des entreprises sur ces sujets à la mode (pourquoi s’obstine t’on à coller du NFC dans les mobiles ?) pour que, peut-être, des applications sérieuses voient le jour là où on ne les attend pas. Si vous me lisez bien, vous comprenez donc que Gartner nous propose une courbe de prédiction qui échoue systématiquement, puisque la tranchée des désillusions est toujours présente. Et comme Gartner se trompe toutes les années, ils remettent à jour une nouvelle version de la courbe en espérant que cette fois, ce soit la bonne…

Les experts ne voient pas le futur

Les experts ont une incapacité à prédire le futur qui est réglée comme un métronome et l’innovation si elle finit toujours par survenir, survient ailleurs de façon imprévisible et très irrespectueuse de l’avis des experts de tel ou tel marché.

Nous n’en sommes pas à un exemple près de grand patron d’industrie qui à la lumière de l’histoire des technologies est parvenu à proférer des énormités hallucinantes. La palme étant souvent décernée à Ken Olsen, CEO de Digital Equipment et leader visionnaire de l’industrie informatique, qui en 1977 déclarait :

Ken Olsen
Il n’y a aucune raison pour qu’un individu ait un ordinateur à la maison.

Trois ans après, en 1981 et comme pas mal de gamins, je découvrais mon premier ordinateur branché sur la TV familiale en me demandant fasciné quel type de programme pourrait un jour remplir son unique Ko de RAM :

ZX81

Bon, Lord Sinclair n’a pas réussi à changer la face du monde. Mais d’autres l’ont fait après lui. Il aura été en tout cas le marqueur d’un changement de paradigme incompréhensible pour une génération d’ingénieurs, pour qui l’informatique commandait des budgets de plusieurs de millions de dollars destinés à des applications gouvernementales.

Ce qui est magique au sujet de l’innovation, c’est aussi qu’elle ne respecte aucun schéma de pensée établi et qu’elle ne passe pas souvent par le même chemin.

Considérons l’un des sujets de mode du moment : l’internet des objets (ou IOT pour “internet of things”). Quand tous les experts rêvent de ce que sera une ville dans laquelle tout le monde sera équipé de clefs, sacs, habits, vélos et autres pots de fleurs, connectés en temps réel à internet… et que rien ne se passe de vraiment intéressant, l’industrie a elle, pris le sujet en main sans rien dire. Et pendant que quelques uns s’échinent à vendre des balances qui tweetent votre poids au réveil le matin (seule manifestation actuelle de l’IOT, dont je vous laisse qualifier la portée révolutionnaire), une trentaine de milliards de dollars sont générés par le M2M avec un marché qui progresse de 25% par an.

Tout cela est difficilement prévisible. L’état de science fiction qu’invoque Warren Ellis est extrêmement ardu à atteindre.

Quoi que nous fassions notre cerveau nous ramène dans nos grilles de lecture actuelles pour penser le futur. Si nous avons de surcroît une forte expérience sur un sujet c’est encore pire, puisque nous sommes entraînés à prendre des raccourcis provenant de myriades d’essais erreurs. Malcom Gladwell dans La Force de l’Intuition rappelle qu’il faut en moyenne une dizaine d’années pour pouvoir devenir expert d’un sujet et donner intuitivement un avis exact en quelques secondes sur un sujet hautement complexe. Et chaque minute passée à développer ce type d’expertise éteint notre capacité à penser le futur.

Traiter le risque par le risque

Comme toujours je n’ai pas de recette miracle. Mais si l’on sait cartographier les pièges à éviter et ne pas se bercer d’illusion sur l’innovation, il est possible de développer des stratégies prudentielles permettant de limiter les risques.

Construire une approche innovante sur une prédiction du futur, repose donc sur une règle de bon sens principale : l’innovation va apparaître là où pas grand monde ne l’attend. Pas forcément très loin des grandes prédictions consensuelles, mais suffisamment à côté pour que si tout le monde est d’accord avec vous, vous êtes forcément dans une impasse (où vous réfléchissez depuis tellement longtemps que le futur a fini par arriver). Travailler l’innovation dans les franges, les sujets inattendus, les hybridations, le dissensus ne garantit rien, mais vous donne au moins une chance de toucher un futur en gestation.

Vous pouvez à partir de là générer vos propres aphorismes. Je vous en propose deux : minimiser le risque lié à l’innovation exige de prendre suffisamment de risques. Ou plus simplement encore : un projet innovant sans assez de risque est trop risqué. Les corollaires sont faciles à dériver. Ainsi, ma recette personnelle pour une startup avec du potentiel est assez simple : 80% de personnes qui ne comprennent pas ce que vous faites et 20% de fans convaincus.

Notez au passage que si la puissance publique doit aider les innovateurs, c’est bien je pense dans cette prise de risque.

En revanche ce discours n’est pas le plus facile à mener dans un grand groupe qui reste le nez sur un horizon de ROI prédictible. Mais il se mène dès lors que l’on en comprend bien les ressorts que j’essaye de vous exposer. Si l’on y regarde bien, la vertu des programmes d’incubation interne par l’intrapreneuriat ou d’excubation des projets d’innovation, réside dans cette stratégie prudentielle. Le terme technique est même précis et finalement assez parlant à des directions souvent à forte composante financière : nous parlons de “hedging” du risque technologie / marché.

Cela signifie aussi qu’il n’est pas très malin de mener des programmes d’incubation interne à coup de 6 ou 7 projets par an. Cela se révèle insuffisant pour couvrir assez de scénarios d’innovation et permettre d’explorer le futur. Si le sujet vous intéresse, vous constaterez bien vite qu’à ce rythme un programme d’incubation interne chanceux produit un projet rémunérateur tous les 3 ans dans le meilleur des cas. La difficulté pour un grand groupe est plutôt d’arriver à incuber un cinquantaine de projets par an. Ce n’est pas facile, mais tout à fait possible et… un sujet entièrement différent.

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