Pivots, glissements et rhizomes : penser la disruption

J’étais en mars dernier invité par la SNECMA pour parler d’innovation sur le sujet global de “penser la disruption”.  Et comme vous le savez si vous lisez ce blog régulièrement, il est presque toujours impossible de partager publiquement ce que nous faisons avec nos clients. Même s’il ne s’agit des fois que de conférences internes. Dans le cas présent, ayant eu un feu vert, nous allons en profiter pour revenir sur quelques points clefs des stratégies d’innovation et notamment, les stratégies de pivots.

Dans la mesure où il s’agissait d’inaugurer avec eux un nouveau cycle de conférences internes, l’équipe organisatrice a été je pense très agréablement surprise de mesurer l’appétence des équipes pour ces sujets. Avec environ 120 personnes présentes pour une première, il est facile de mesurer les attentes de chacun.

Le sujet de discussion était comme souvent sur la technologie, le futur, les risques et les opportunités marchés :

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Le classique menu “produit, technologie, disruption”.

Et comme toujours aussi, au sein d’entreprises leaders de leur marché, fondées sur une culture éminemment technique, ces sujets sont problématiques. Il suffit d’ailleurs de lire les communications publiques de ce type d’entreprises pour comprendre qu’il y a par exemple une confusion totale entre innovation et invention. Non, innover n’est pas créer des technologies et les intégrer à des produits, c’est changer le marché, etc.

Or, avec un effectif total de près de 15.000 personnes dans le monde et en étant reconnu comme l’un des meilleurs motoristes mondiaux aéronautique et spatial depuis l’après-guerre, on ne devrait pas s’inquiéter d’être “uberisables” du jour au lendemain. Il y a bien peu de chance qu’une startup inconnue apparaisse sur le marché avec un produit grand public, puis qui après quelque temps décide spontanément d’envahir le marché des lanceurs spatiaux en créant ses propres moteurs. Il y a encore moins de chances qu’à l’issue d’un tel revirement cette startup devienne un puissant fournisseur de la NASA… Bien peu de chance.

Certains se rappelleront du sketch de la chauve-souris enragée de Bigard :

C’est un peu facile de filer les jetons à tout le monde… En plus j’habite au cinquième sans ascenseurs et j’vais te dire j’ai un code à la porte en bas et un interphone !

Dans le marché des lanceurs spatiaux, une chauve-souris enragée (un lapin tueur) est pourtant bien apparue. Et même si cela semble beaucoup pour des personnes extérieures à ce marché, il ne lui aura fallu que 100 millions de dollars et quatre ans, pour devenir un acteur majeur du spatial :

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Space X : comment passer la barrière d’entrée d’un des marchés les plus technologique de la planète.

Difficile pour un industriel mûr, assis sur un programme de R&D structuré dans un marché relativement oligopolistique, de voir le coup venir, de le jauger comme une menace sérieuse et de prendre les contre-mesures nécessaires.

Pourtant quand on est à l’extérieur du marché, voir ces coups arriver n’est pas difficile. Dans le secteur de l’automobile par exemple, une vague de déstabilisation se prépare par un point d’entrée ténu du marché et des acteurs très puissants :

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Le glissement par la petite porte d’acteurs inattendus…

Ce mouvement est actuellement globalement sous-estimé par les constructeurs, qui, comme dans les années 90, semblent encore penser que le MMI et la connexion data du véhicule sont des gadgets en-dehors de leur offre de valeur centrale.

Rien de nouveau, la pensée produit tue les industriels les uns après les autres. Un test de robustesse face à la disruption est d’ailleurs généralement de vous apercevoir que vous avez un département “produits” et un département “services” : c’est une très mauvaise nouvelle. Vous pensez plus à vos processus de production, qu’à ce que vous livrez réellement comme solution globale à vos clients.

Et avec la voiture, il est certain que le département “autoradio et GPS” doit bien avoir du mal à trouver de la légitimité interne.  

Vu de l’extérieur, il est pourtant clair que le véhicule devient de plus en plus une plate-forme de distribution comme une autre :

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Sony vs. Google : votre produit est-il devenu un élément banalisé d’une chaîne de valeur hautement différenciée ?

Pour rester encore dans le domaine du véhicule, un autre effet de glissement s’est produit lui par un point d’entrée massif du marché et avec des acteurs relativement modestes :

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21 millions de véhicules électriques à Shanghai avec un réseau de distribution robuste.

Cela peut prêter à sourire, mais vous ne devriez pas. Alors que nous vendons péniblement moins de 10.000 voitures électriques par an en France, le marché à démontré sa capacité à traiter le problème par lui-même (certes, avec des logiques bien différentes de la Prius ou de la Zoé).

Au final, quand un acteur externe combine tout cela avec le bon cocktail, tout le monde crie à la disruption brutale, à l’accélération folle des technologies et des marchés…

Les disruptions sont lentes...
Les disruptions sont lentes…

Alors que ce qui a asphyxié les impétrants a été leur incapacité à voir les logiques sous-jacentes du marché, en restant dans une logique manufacturière issue des années 50 :

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PSA est-il un fabricant de voitures ou de véhicules ?

Pour revenir à nos échanges avec les équipes de la SNECMA, ce qui est au final relativement amusant ou dramatique selon les points de vue, c’est que cette fameuse disruption n’est parfois qu’un effet collatéral de mouvements plus amples.

Apple n’a pas décidé de sortir Peugeot ou Renault du marché. Tesla ne cherche pas à virer Ariane Espace ou la SNECMA. Google ne cherche pas à effacer Sony ou Samsung. C’est bien pour cela qu’il est difficile pour les acteurs historiques de  voir venir le coup.

L’équipe historique de Tesla dans sa logique globale, s’est déjà attaquée au solaire :

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SolarCity compte déjà plus de 6.000 salariés aux USA.

Inutile, au passage de revenir sur l’annonce fracassante de leur nouvelle technologie de batteries pour la maison... Mais ils pensent aussi aux transports public :

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Le projet Hyperloop en Californie.

Et dans les deux cas, je ne pense pas qu’EDF ou que la RATP se sentent aux abois.

En conclusion, si je dois regrouper les types de disruptions auxquels un industriel doit faire face, elles sont au nombre de trois :

  1. Les pivotements ;
  2. Les glissements ;
  3. Les effets de rhizomes.
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Glissements, pivotements et rhizomes.

Les pivotements sont les plus rapides à arriver.

Ils sont relatifs à la capacité à se dégager de la pensée produit linéaire. La concurrence ne va pas forcément survenir par le même produit que celui que vous vendez, mais en mieux, ou en moins cher. La concurrence s’opère sur les problèmes que vous résolvez pour vos clients. Une TV, ou une voiture ne sont plus aujourd’hui les solutions aux mêmes problèmes qu’il y a dix ans. Si vous ne le voyez pas, vous ne comprendrez pas pourquoi vous battre sur la qualité et la taille de l’image, ou la puissance et la sécurité du véhicule, sont devenus secondaires.

Désaxer votre regard du produit et créer une culture “produit-agnostique” devient rapidement essentiel. Dans la mesure où il s’agit de rester dans votre marché et avec vos propres clients, il est proprement inadmissible que vous n’en soyez pas capables (et de mon point de vue vous méritez bien de disparaître).

Les glissements eux, sont plus longs à venir.

Ils sont opérés non pas par votre marché, dont les besoins évoluent, mais par des acteurs hors de votre industrie qui par des effets de bords, finissent par vous toucher. Ce sont les exemples que nous voyons avec Google ou Apple (Amazon ? Facebook ?) et la TV. Pour développer leur propre marché, des acteurs jusque-là inconnus de vous ont besoin de prendre votre place, ou vont simplement vous vider de tout intérêt.

Ce sont des mouvements plus difficiles à anticiper, mais ils restent parfaitement visibles. Les contrer ou les utiliser devient très compliqué, car vous allez devoir maintenant comprendre des logiques de marché qui ne sont pas les vôtres. Seules des logiques de diversification de risques et de portfolio d’activités vont vous permettre de vous y préparer.

Les rhizomes sont eux les vrais “cygnes noirs“.

En dernier lieu, les effets de rhizomes sont générés par les acteurs à la fois les plus puissants et les plus visionnaires des marchés. Nous parlons d’entreprises capables de créer des activités redoutablement efficaces dans un marché, puis de regrouper les compétences acquises, leur trésorerie et leurs technologies, pour les faire ensuite apparaître dans un autre marché qui n’a peut être rien à voir, mais dans lequel ces actifs vont être dévastateurs.

Et pour illustrer ces notions, dans le cas d’un motoriste, comme la SNECMA, un pivotement possible serait de s’engager dans la maintenance industrielle de haut niveau avec des technologies de réalité augmentée et de réalité virtuelle. En suivant l’idée de la maintenance, nous pourrions imaginer un glissement vers l’exploration de technologies de M2M en vol. Nous arriverions finalement à imaginer un rhizome sortant à plus long terme comme un “world-wide web” du M2M : une plateforme massivement internationale  de communications des objets industriels entre eux (1).

Des ambitions à 5 ou 10 ans, compatibles avec un industriel qui pèse près de 6 milliards d’euros ? Je le crois.

(1) EDIT 29 mai 2015 : Il semble que Google, fort logiquement, soit parti sur le sujet.